J’avais présenté ce texte au concours “Au Feminin” 2017. Comme il n’a pas été retenu, je vous le laisse ici afin que vous puissiez le lire. Vous pouvez aussi le retrouver en ligne sur le site de shortedition.

Connaissez-vous la synesthésie ? C’est la perception simultanée de deux sens. Une sensation (ouïe, goût, vue…) est accompagnée d’une autre sensation spontanément : on entend des sons en couleurs, on lit des lettres en couleurs, ou encore chaque mot a un goût qui lui est associé. Je vous laisse découvrir ce texte… 

Toute petite, j’étais déjà fascinée par deux choses : les couleurs de la nature et la magie de la création. C’est tout naturellement que je suis devenue peintre, une fois adulte.

Ce que j’aime, c’est le côté alchimique des pigments qui se mélangent pour en créer d’autres. Une savante fusion qui fait des miracles. Et puis, le plaisir suprême de partir d’une toile blanche – un rien – pour peindre un tableau vivant – un tout. Quand je crée une œuvre, je savoure le moindre instant : la matière épaisse de la peinture à huile qui entre en contact avec le bois de ma palette, les poils soyeux du pinceau qui plongent dans cette substance et s’en enduisent comme d’un baume, et enfin le moment décisif où, d’une main ferme ou d’une main tremblante, j’applique ma première touche de couleur sur un territoire encore inhabité… Je donne la vie.

Autour de moi l’on s’agite de plus en plus, mais je reste concentrée sur ma tâche, et je respire profondément pour garder la force de continuer.

Chez certaines personnes, les mots s’écrivent en couleur. On appelle cela la synesthésie. Et bien moi, ce sont mes pensées que je ressens en couleur. Par exemple, en ce moment, j’éprouve une chromatique de Rouge de Venise (la douleur), de Bleu Cobalt (le courage), de Violet de Mars (l’exaltation) et de Blanc d’Argent (la joie). Ce qui m’embête un peu, c’est que ces couleurs-là ne sont pas complémentaires, mais on ne peut pas contraindre ses sentiments à la perfection picturale.

On me tient la main, on m’éponge le front d’un linge humide et frais…  Qu’y-a-t-il de plus beau au monde que la vie ? Je l’ai vécue comme un camaïeu de jaunes, de l’Ocre de Ru au Jaune de Chrome. Une grande fresque pleine de lumière, avec des traits de pinceau bien placés, de petites touches d’ombre et des tons sur tons. Une existence d’audace, de talent (je crois), de persévérance et de bonté envers les autres.

Des milliers de lames me transpercent. Si seulement je pouvais peindre en cet instant ! Quelle œuvre magistrale cela donnerait ! Peut-être qu’enfin les critiques m’accorderaient un peu d’attention et cesseraient de m’ignorer sous le seul prétexte que je suis une femme.

Ça y est, je crois que le moment est venu. Terre de Sienne et Vert Bleuté… l’union parfaite !

Un cri déchire l’air mais à mes oreilles, il est doux comme une caresse.

— C’est une fille ! s’exclame-t-on dans la pièce, avant de me déposer un petit corps brûlant sur la poitrine.

Je vis un véritable arc-en-ciel. Mon chef-d’œuvre !

Je suis la peintre impressionniste Berthe Morisot et je viens de donner naissance à mon premier enfant.

J’espère que vous avez apprécié cette lecture. Mise au point historique : Berthe n’était pas synesthète. Il faut parfois faire quelques entorses à l’histoire pour écrire un beau texte… Son beau frère était plus connu : le peintre Manet.